Aux racines du racisme systémique de la police

Comparer les polices américaine et française, c’est questionner les angles morts de notre mémoire nationale, car les origines du racisme policier en France sont anciennes et liées aux Antilles tout autant qu’à l’Afrique.

 
Par Grégory Pierrot, professeur de littérature américaine à l’université du Connecticut, citoyen franco-américain résidant aux Etats-Unis depuis dix-sept ans — 
 

Tribune. On pourrait écrire tout un livre au sujet des réactions françaises générées autour du tremblement de terre #GeorgeFloyd aux Etats-Unis et des secousses globales qui suivirent, notamment le rassemblement organisé à Paris le 2 juin par le comité Vérité et Justice pour Adama Traoré. Dans une «discussion» avec l’universitaire Maboula Soumahoro sur BFM TV, le chroniqueur Eric Brunet affirmait récemment que l’idée même de racisme institutionnel serait un emprunt indu à la culture américaine. La police française ne peut être raciste parce que la République française n’a pas d’histoire raciste.

 
Et pourtant : nombre d’institutions françaises, notamment nées avant la révolution, portent toujours les marques des préjugés sur lesquelles elles furent fondées. C’est le cas notamment de la police, dont l’histoire – n’en déplaise à Eric Brunet – est très américaine.
 
 
L’entrée de la France dans la traite esclavagiste au XVIIe siècle est suivie d’un nombre sans cesse grandissant de lois coloniales régissant toutes les dimensions de l’existence des Noirs esclavisés et libres. L’infâme taxonomie de couleur de peau mise sur papier par le colon martiniquais Moreau de Saint-Méry est à l’image d’un ordre racial développé par et pour les Amériques, mais dont les vagues viennent bientôt baigner les côtes françaises.
 
Déluge d’atrocités
En effet, les colons en goguette visitent souvent la métropole. Seulement voilà : l’esclavage y est interdit depuis 1315. Mettre pied sur le sol français, c’est être ou devenir libre, et un nombre conséquent d’esclavisés en profitent. Un problème pour ces colons désirant voir la France sans y perdre leur propriété humaine. Au XVIIIe siècle, une série d’édits crée ainsi des exceptions permettant aux esclavagistes de conserver leur contrôle sur les esclavisés en les déclarant aux autorités. En 1777, Louis XVI signe une «Déclaration pour la police des Noirs» qui soumet le séjour des «noirs, mulâtres, ou autres gens de couleur» en métropole à des régulations strictes. Tous doivent se faire enregistrer à l’Amirauté qui leur délivrera un certificat, en l’absence duquel ils s’exposent à être emprisonnés dans des «dépôts de Noirs» et renvoyés de force aux colonies.
 
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La loi est stricte, mais les colons ne suivent pas ses directives, et il arrive toujours que des esclavisés obtiennent leur liberté légalement. Qu’à cela ne tienne : les colons font appel directement à l’influence du roi pour annuler les décisions de justice et faire recapturer les anciens esclavisés. Dans les dernières années de l’Ancien Régime, c’est la police qui chasse les Noirs.
 
A partir de 1791, sous fond de révolte des esclavisés dans la colonie de Saint-Domingue, le principe du sol libre est rétabli et inscrit officiellement dans les lois françaises. La révolution haïtienne pousse les autorités révolutionnaires à abolir l’esclavage en 1794, mais après le putsch du 18 Brumaire, Bonaparte décide d’écraser la liberté aux Antilles. Il y envoie une énorme expédition en 1801 qui rétablit l’esclavage en Guadeloupe dans un déluge de feu et d’atrocités. Ses troupes sont cependant battues à Saint-Domingue, qui déclare son indépendance et devient Haïti en 1804.
 
La révolution haïtienne a un impact sur la politique intérieure et sur la police : Bonaparte rétablit l’esclavage et la police des Noirs, annulant au passage le principe du sol libre. Les Noirs de France sont invités à se déclarer à la police pour y obtenir un permis de séjour basé sur leur classification raciale – on invite aussi leurs voisins, au cas échéant, à les dénoncer. Sous les ordres du ministre Joseph Fouché, le racisme d’Etat est institutionnalisé dans les pratiques des forces de police et de gendarmerie, qui utilisent notamment un recensement minutieux des Noirs de France pour les contrôler et éventuellement, les déporter.
 
«Le Cruel» à la tête de la gendarmerie nationale
Fouché est la figure principale de la transition de l’Empire à la monarchie restaurée en 1815. Louis XVIII espérait pouvoir reconquérir Haïti : au final, il se voit obligé bon gré mal gré d’abolir la traite en 1817. Si les Noirs libres obtiennent le droit de voyager librement dans le royaume en 1818, la police et les dépôts sont maintenus. Sous la monarchie de Juillet, la France tourne ses attentions colonisatrices vers l’Afrique. Nombre d’officiers des campagnes d’Algérie sont des vétérans de Saint-Domingue et y importent les mêmes atrocités. C’est le cas de Pierre Boyer, dit «le Cruel», dont la brutalité est telle qu’il est démis de ses fonctions de commandant à Oran. On le mettra à la tête de la gendarmerie nationale.
 
Les Noirs qui peuvent dorénavant se déplacer en métropole sont principalement des servants ou des libres aisés – nombre d’entre eux, du Martiniquais Cyrille Bissette au Guadeloupéen Melvil Bloncourt, contribuant par leurs écrits et leur activisme politique à l’abolition finale de l’esclavage en 1848. Il faudra attendre les années 1960 pour voir la population noire provenant des Antilles et des anciennes colonies subsahariennes exploser en métropole, une distance historique suffisante pour prétendre que jusqu’à la décolonisation, les Noirs n’avaient affaire à la police française qu’en tant qu’individus.
 
Il existe bien une ligne directe entre les pratiques de la police impériale et celles de la police contemporaine. Mathieu Rigouste a étudié notamment dans l’Ennemi intérieur… (1) cet état d’esprit faisant de tout Français racisé un «ennemi intérieur» potentiel dont il trace l’origine dans les forces de police coloniales nord-africaines. Les racines historiques du racisme policier sont cependant encore plus anciennes, et liées aux Antilles tout autant qu’à l’Afrique. A l’heure où Arte et StreetPress révèlent des conversations entre policiers dont la teneur évoque le suprémacisme blanc qui pollue les Etats-Unis, comparer les polices américaine et française, c’est aussi questionner les angles morts de la mémoire nationale française. Accuser les Noirs de communautarisme ou d’indigénisme parce que nous connaissons une histoire de France que la plupart ignorent est non seulement risible, c’est aussi dangereux. Si l’on veut sincèrement une France solidaire, il va bien falloir avoir le courage de regarder en face l’histoire de tous les Français.
 
(1) L’Ennemi intérieur : la généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, éd. La Découverte, 2011.
 
 
Grégory Pierrot professeur de littérature américaine à l’université du Connecticut, citoyen franco-américain résidant aux Etats-Unis depuis dix-sept ans

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