Antonin Bernanos, assigné à résistance

ENCORE MARQUÉ PAR LA MORT DE SON AMI CLÉMENT MÉRIC, LE MILITANT ANTIFA ENCHAÎNE LES DÉBOIRES JUDICIAIRES.

Par Quentin Girard, photo Samuel Kirszenbaum pour Libération — 21 octobre 2020
Source : Libération
Sous le crachin et la grisaille, à une terrasse de café près de la gare Montparnasse, le militant antifa Antonin Bernanos regarde droit devant lui, concentré. Il allume une cigarette, ses lèvres tremblent et déforment un peu son beau visage qui fait tomber en pâmoison le photographe. Il a froid, et c’est normal : l’automne et son cortège de nouvelles déprimantes portées par le vent mauvais du coronavirus nous enveloppent, nous compressent et nous craquellent.
 
Ce portrait a failli ne jamais être écrit. Antonin Bernanos avait dit oui à une rencontre, puis non, puis oui à nouveau. Lassitude des médias, peur de ne pas contrôler sa parole, crainte d’une phrase mal tournée qui ferait trop plaisir à ses contempteurs ou qui entraverait le calendrier judiciaire, volonté (classique) de ne pas individualiser une lutte collective, les raisons de refuser étaient nombreuses. Mais les juges ont décidé du huis-clos pour les prochaines audiences, il a eu l’impression qu’il ne serait jamais écouté, alors, perdu pour perdu, autant parler.
 

 
Ce jour-là, il a eu l’autorisation de venir voir son avocat à Paris. Vite, vite, il doit rentrer ensuite chez lui, à La Plaine-sur-Mer, sur la côte atlantique. Sous contrôle judiciaire, il n’a pas droit de sortir du pays de Retz, où il vit dans une maison qui appartenait à sa grand-mère et où il tente, bon gré mal gré, de mener une vie normale. Il fait des petits boulots, serveur ou manutentionnaire sur des chantiers.
 
Parfois, sa copine, étudiante à l’EHESS et pionne, vient le voir. «C’est une année de vide et d’inexistence, tant sur le plan social que politique, c’est pesant», dit-il. Antonin Bernanos doit pointer deux fois par semaine et a été privé de ses papiers d’identité. Il s’ennuie, rêverait d’avoir le droit de vivre à nouveau à Paris.
 
En ce moment, il est poursuivi pour une histoire de bagarres entre fachos et antifas en marge d’une manifestation des gilets jaunes, en avril 2019. Il nie y avoir participé, trouve absurde les mesures de contrôle qui sont prises contre lui pour des faits d’une gravité relative, mais reste sans illusion : «Je m’attends vraiment à retourner en prison.» A 26 ans seulement, il cumule déjà «une quarantaine d’arrestations, 17 inculpations, neuf procès, deux condamnations, quatre incarcérations, près de deux ans passés sous les barreaux, et tout autant en contrôles judiciaires, bracelets électroniques et assignations à résidence». 
 
Quoi qu’il fasse, il est désormais coupable par principe. Quand ça commence à cogner, et c’est une ritournelle en manif, il se retrouve toujours dans le collimateur.
Pas une raison pour se ranger. En septembre, le jeune homme a publié un texte dans un ouvrage collectif, Police, où il dénonce les liens entre les mouvements fascistes et les forces de l’ordre. Il y interroge la répression contre les militants antifas, stigmatisés en Black Blocs bas du front, «la gestion de la crise sanitaire [qui] a en réalité servi de prétexte à une nouvelle escalade sécuritaire», le mouvement des gilets jaunes, le Comité Adama, etc.
 
Amal Bentounsi, Julien Coupat, David Dufresne, Eric Hazan, Frédéric Lordon : les autres signataires de l’ouvrage publié à la Fabrique forment une sorte de hall of fame de la gauche radicale contre les violences policières. En être, c’est chic. Lui minimise. Il ne se voit pas comme un penseur. Il préfère le terrain, l’anonymat du collectif, et se sent vite déconnecté s’il ne foule pas régulièrement le bitume brûlant des manifestations.
 
Il dit : «Vous n’imaginez pas le temps qu’il m’a fallu pour écrire ce texte. Ce n’est pas ma tasse de thé.» Pourtant, il parle bien, exprime une pensée claire, argumentée et pas forcément extrême, tout du moins pour son camp. Exemple : «Ça m’énerve quand on dit que « Macron, c’est le fascisme », ce n’est pas la même chose. Mais ça n’empêche pas d’observer que le champ politique se radicalise et que les mots d’ordre du Rassemblement national triomphent sans qu’ils aient besoin de prendre le pouvoir.» Ou encore : «C’est une des leçons de mon contrôle judiciaire à la campagne : il y a plein de gilets jaunes qui ont abandonné quand c’est devenu un rituel d’aller saccager les centres-villes. Ce n’est pas l’insurrection pour l’insurrection. Il fallait rester sur les ronds-points, recréer du lien, des structures, organiser les gens à partir de ces espaces qui sont délaissés.»
 
La vie d’Antonin Bernanos a basculé deux fois. En 2013, il a presque 19 ans, il est animateur jeunesse, supporte le PSG et fréquente le groupe Action antifasciste Paris-Banlieue. Avant, ce fils d’un intermittent du spectacle et d’une fonctionnaire à la mairie de Nanterre, arrière-petit fils de l’écrivain Georges Bernanos, a eu une scolarité chaotique. Il l’a terminée au LAP, le lycée autogéré de Paris, dans le XVe arrondissement, où il a connu ses premiers affrontements avec l’extrême droite. Il se rapproche d’un jeune Brestois, étudiant à Sciences-Po, très engagé.
 
Le 5 juin, Clément Méric, cet ami, est tué par un skinhead. «Sa mort a été un tournant. J’ai compris que militer avait des conséquences autres que de se retrouver juste entre amis et que ça allait être le centre de ma vie.» C’était Clément l’intello un peu frêle, et Antonin, le grand, le sportif, le boxeur, alors forcément il culpabilise : «On l’a vu qui gisait au sol. Je me suis dit : « Si j’avais pas traîné dans le métro, les choses auraient pu être différentes. » A dix minutes près…» Ne pas oublier. Ne pas pardonner non plus. Il est encore en contact avec les parents Méric, qui n’approuvent pas toujours la violence, nouvelle, de certains autonomes.
 
La seconde bascule date du 18 mai 2016. En marge du mouvement social contre la loi travail, une voiture de police est incendiée et un agent frappé, quai de Valmy à Paris. Les images font la une des télés. Jugé coupable d’avoir participé à cette attaque, il est condamné à cinq ans d’emprisonnement, dont deux avec sursis. Il nie toujours. Il découvre l’enfermement, la manière dont ça casse et /ou radicalise. Il continue des études par correspondance et prépare un mémoire pour l’EHESS. Sur la prison, forcément. Derrière lui, on s’est toujours mobilisé. Son groupe autonome paye les frais d’avocat. Ses parents montent au front médiatique, sa mère surtout, Geneviève.
 
A nous, elle dénonce la «construction d’un ennemi intérieur par l’Etat». Elle se dit fière d’un rejeton «déterminé, posé, calme, acceptant son sort, restant toujours dans une perspective de lutte et de combat» : «J’étais heureuse de voir que mes deux fils militaient auprès des migrants, des sans-papiers, des quartiers populaires, pour la Palestine. Jamais je n’aurais imaginé qu’on puisse être privé de liberté en défendant ces idées-là.»

L’heure du train approche. Antonin Bernanos reparle de Clément Méric. On y revient toujours : «Il n’a jamais choisi quoi que ce soit. Moi non plus qui me suis retrouvé au cœur de ces conneries.» Il dit : «Nous sommes des incarnations non volontaires.» Allez, une dernière cigarette. Il pleut.
 
18 juin 1994 Naissance.
5 juin 2013 Mort de Clément Méric.
18 mai 2016 Affaire du quai de Valmy.
Septembre 2020 Police, ouvrage collectif (la Fabrique).
 
 
 
 

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