Archives de catégorie : Anticolonialime

« Ce qui dérange, c’est le profil de ceux qui demandent le déplacement des statues de Colbert »

Selon l’écrivaine Léonora Miano, satisfaire la demande de citoyens « devenus français en raison d’un crime contre l’humanité », l’esclavage colonial, ne ferait pas pour autant disparaître Jean-Baptiste Colbert des livres d’histoire.

 

« Les statues meurent aussi. Nous le savons depuis le film de Chris Marker, Alain Resnais et Ghislain Cloquet. Diatribe anticolonialiste sur le pillage des artefacts subsahariens, Les statues meurent aussi (1953) évoque le ravage intime que constitua le fait de détourner ces œuvres de leur fonction initiale pour les inhumer dans les musées français. Le film parlait d’une profanation. Il fut interdit avant d’être présenté, onze ans après sa création, dans une version tronquée par la censure.
Que les statues meurent, la République l’avait su avant 1953. Comme souvent dans l’histoire, on s’était appliqué à soi-même les méthodes que l’on irait parfaire au loin. On avait abattu ses propres totems, vandalisé ses propres mausolées. La République naissante avait démonté nombre de statues royales en 1792, avant d’éventrer, en octobre 1793, le tombeau des monarques. Du passé, on faisait table rase. Prétendant s’enfanter soi-même, on inventait un monde par la dévastation et la puissance performative du langage. Les mois s’appelèrent messidor ou vendémiaire. Les jours d’une semaine, devenue décade car elle en comptait dix, furent nommés primidi ou tridi. On élimina jusqu’aux anciens marqueurs du quotidien.
La ville de Saint-Denis, où se trouve l’église abritant les sépultures royales, fut débaptisée pour porter, de 1793 à 1800, le nom républicain de Franciade. La République a déboulonné des statues, effacé des noms. Elle fut ce vainqueur qui saccage le souvenir de qui l’a précédé. Puis, épouvantée par son geste, elle voulut réparer.
Cependant, la basilique de Saint-Denis, où furent ramenés quelques fragments des dépouilles profanées, n’est que symboliquement la dernière demeure des rois de France. Les exhumations d’octobre 1793 figurent en tête des épisodes traumatisants de la Révolution française. Elles hantent la République, qui éleva la basilique au rang de cathédrale en 1966. Mais la mort des statues, dont certaines furent remplacées, ne fut pas toujours vécue comme un drame.

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17 octobre 1961 « Il y a du sang dans Paris » par Sorj Chalandon.

Le quotidien Libération daté des 12 et 13 octobre 1991 consacre un dossier de 8 pages à la publication de La bataille de Paris, 17 octobre 1961 de Jean-Luc Einaudi 1. Un long et terrible article de Sorj Chalandon  raconte, à partir du livre d’Einaudi, le 17 octobre 1961 à la façon d’un reportage. Il est reproduit ici, avec l’accord de son auteur. CV.

Source  : https://campvolant.com/2015/10/09/17-octobre-1961-il-y-a-du-sang-dans-paris-par-sorj-chalandon/#comments

une-scene-du-film-documentaire-francais-deUne scène du film de Jacques Panijel, « Octobre à Paris » (1962)

Mardi 17 octobre 1961. Ce matin, il pleut. Une eau froide qui cogne la tôle ondulée des bidonvilles de Nanterre et Gennevilliers. Transforme les chemins pauvres en boue, les ornières en flaques, les premiers levés en ombres glacées. Ici, les noms chantonnent. Rue des Pâquerettes, de la Garenne, des Prés. Cabanes en carton, baraquements misérables, constructions approximatives de planches disjointes où s’entassent des milliers d’Algériens. Des taudis. De l’autre côté, dans la brume, des immeubles hauts. Le bois de Boulogne, Paris, les lisières devinées de la ville. A Sannois, un peu plus au nord, Ramdane, responsable local du FLN, regarde amèrement le ciel. « Dieu n’est pas avec nous ».

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La gauche dite «républicaine» au service de la xénophobie ou du racisme.

Jacques Rancière : « Les idéaux républicains sont devenus des armes de discrimination et de mépris »

Entretien paru dans « l’Obs » du 2 avril 2015.

L’OBS: Il y a trois mois, la France défilait au nom de la liberté d’expression et du vivre-ensemble. Les dernières élections départementales ont été marquées par une nouvelle poussée du Front national. Comment analysez-vous la succession rapide de ces deux événements, qui paraissent contradictoires?

Jacques RancièreJacques Rancière : Il n’est pas sûr qu’il y ait contradiction. Tout le monde, bien sûr, est d’accord pour condamner les attentats de janvier et se féliciter de la réaction populaire qui a suivi. Mais l’unanimité demandée autour de la «liberté d’expression» a entretenu une confusion. En effet, la liberté d’expression est un principe qui régit les rapports entre les individus et l’Etat en interdisant à ce dernier d’empêcher l’expression des opinions qui lui sont contraires.

Or, ce qui a été bafoué le 7 janvier à «Charlie», c’est un tout autre principe: le principe qu’on ne tire pas sur quelqu’un parce qu’on n’aime pas ce qu’il dit, le principe qui règle la manière dont individus et groupes vivent ensemble et apprennent à se respecter mutuellement.

Mais on ne s’est pas intéressé à cette dimension et on a choisi de se polariser sur le principe de la liberté d’expression. Ce faisant, on a ajouté un nouveau chapitre à la campagne qui, depuis des années, utilise les grandes valeurs universelles pour mieux disqualifier une partie de la population, en opposant les «bons Français», partisans de la République, de la laïcité ou de la liberté d’expression, aux immigrés, forcément communautaristes, islamistes, intolérants, sexistes et arriérés.

On invoque souvent l’universalisme comme principe de vie en commun. Mais justement l’universalisme a été confisqué et manipulé. Transformé en signe distinctif d’un groupe, il sert à mettre en accusation une communauté précise, notamment à travers les campagnes frénétiques contre le voile. C’est ce dévoiement que le 11 janvier n’a pas pu mettre à distance. Les défilés ont réuni sans distinction ceux qui défendaient les principes d’une vie en commun et ceux qui exprimaient leurs sentiments xénophobes.

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Pasolini : rage, cinéma et guerre d’Algérie

Article paru sur le site Camp Volant : https://campvolant.com/2013/11/10/pasolini-sublime-rage/

Italie 1963. Le démocrate-chrétien Aldo Moro gouverne. Un film intitulé La Rabbia, «la Rage» sort. Malgré son histoire mouvementée et la polémique suscitée dès avant sa sortie, il est un échec commercial cuisant : « A Rome, deux jours de programmation, peut-être deux à Milan, un à Florence, et stop » écrit Carlo di Carlo. Il est vrai qu’il s’agit-là d’un bien étrange objet cinématographique, constitué de «deux parties antagonistes».

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L’une a été réalisée par Pier Paolo Pasolini. La même année, le poète-cinéaste sort une «passion du Christ», sous le titre La ricotta… Le jour même de cette sortie (un autre échec commercial), Pasolini est accusé «d’ insulte à la religion d’État ». « Beaucoup plus juste aurait été d’accuser le réalisateur d’avoir insulté les valeurs de la petite et moyenne bourgeoisie italienne» écrit Moravia. Pasolini est condamné à quatre mois de prison, le film est confisqué.
C’est donc à ce cinéaste, encore débutant et déjà scandaleux, qu’un important producteur d’actualités cinématographiques confie des centaines d’heures d’archive et de rushs du cinegiornale intitulé Mondo Libero, tout un programme en ces temps de guerre froide.

Pasolini raconte : «Mon ambition était de faire un film, à condition de pouvoir le commenter en vers. Mon ambition était celle d’inventer un nouveau genre cinématographique. Faire un essai idéologique et poétique avec des images nouvelles».

Et Pasolini en a fait La Rabbia.  C’est un montage d’images d’actualites, animées ou non, avec un commentaire en voix off parfois versifié et accompagné de musiques et chansons. Un long poème filmique.La rage

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