Adresse à tous ceux qui ne veulent pas gérer les nuisances mais les supprimer

 

Les écologistes sont sur le terrain de la lutte contre les nuisances ce qu’étaient, sur celui des luttes ouvrières, les syndicalistes : des intermédiaires intéressés à conserver les contradictions dont ils assurent la régulation, des négociateurs voués au marchandage (la révision des normes et des taux de nocivité remplaçant les pourcentages des hausses de salaire), des défenseurs du quantitatif au moment où le calcul économique s’étend à de nouveaux domaines (l’air, l’eau, les embryons humains ou la sociabilité de synthèse) ; bref, les nouveaux courtiers d’un assujettissement à l’économie dont le prix doit maintenant intégrer le coût d’un « environnement de qualité ». On voit déjà se mettre en place, cogérée par les experts « verts », une redistribution du territoire entre zones sacrifiées et zones protégées, une division spatiale qui réglera l’accès hiérarchisé à la marchandise-nature. Quant à la radioactivité, il y en aura pour tout le monde. « Bien que la prospérité économique soit en un sens incompatible avec la protection de la nature, notre première tâche doit consister à œuvrer durement afin d’harmoniser l’une à l’autre »


ENCYCLOPEDIE DES NUISANCES

JUIN 1990

Shigeru Ishimoto (Premier ministre japonais), Le Monde diplomatique, mars 1989

« … comme l’environnement ne donne pas lieu à des échanges marchands, aucun mécanisme ne s’oppose à sa destruction. Pour perpétuer le concept de rationalité économique, il faut donc chercher à donner un prix à l’environnement, c’est-à-dire traduire sa valeur en termes monétaires. »

Hervé Kempf, L’Économie à l’épreuve de l’écologie, 1991

« Quatorze grands groupes industriels viennent de créer Entreprises pour l’environnement, une association destinée à favoriser leurs actions communes dans le domaine de l’environnement, mais aussi à défendre leur point de vue. Le président de l’association est le PDG de Rhône-Poulenc, Jean-René Fourtou. […] Les sociétés fondatrices, dont la plupart opèrent dans des secteurs très polluants, dépensent déjà au total pour l’environnement plus de 10 milliards de francs par an, a rappelé Jean-René Fourtou. Il a d’autre part souligné que l’Association comptait agir comme lobby auprès des autorités tant françaises qu’européennes, notamment pour l’élaboration des normes et de la législation sur l’environnement. »

Libération, 18 mars 1992

Une chose est au moins acquise à notre époque : elle ne pourrira pas en paix. Les résultats de son inconscience se sont accumulés jusqu’à mettre en péril cette sécurité matérielle dont la conquête était sa seule justification. Quant à ce qui concerne la vie proprement dite (mœurs, communication, sensibilité, création), elle n’avait visiblement apporté que décomposition et régression.

Toute société est d’abord, en tant qu’organisation de la survie collective, une forme d’appropriation de la nature. À travers la crise actuelle de l’usage de la nature, à nouveau se pose, et cette fois universellement, la question sociale. Faute d’avoir été résolue avant que les moyens matériels, scientifiques et techniques, ne permettent d’altérer fondamentalement les conditions de la vie, elle réapparaît avec la nécessité vitale de mettre en cause les hiérarchies irresponsables qui monopolisent ces moyens matériels.

Pour parer à cela, les maîtres de la société se sont décidés à décréter eux-mêmes l’état d’urgence écologique. Que cherche leur catastrophisme intéressé, en noircissant le tableau d’un désastre hypothétique, et tenant des discours d’autant plus alarmistes qu’il s’agit de problèmes sur lesquels les populations atomisées n’ont aucun moyen d’action direct, sinon à occulter le désastre réel, sur lequel il n’est nul besoin d’être physicien, climatologue ou démographe pour se prononcer ? Car chacun peut constater l’appauvrissement constant du monde des hommes par l’économie moderne, qui se développe dans tous les domaines aux dépens de la vie : elle en détruit par ses dévastations les bases biologiques, soumet tout l’espace-temps social aux nécessités policières de son fonctionnement, et remplace chaque réalité autrefois couramment accessible par un ersatz dont la teneur en authenticité résiduelle est proportionnelle au prix (inutile de créer des magasins réservés à la nomenklatura, le marché s’en charge).

Au moment où les gestionnaires de la production découvrent dans la nocivité de ses résultats la fragilité de leur monde, ils en tirent ainsi argument pour se présenter, avec la caution de leurs experts, en sauveurs. L’état d’urgence écologique est à la fois une économie de guerre, qui mobilise la production au service d’intérêts communs définis par l’état, et une guerre de l’économie contre la menace de mouvements de protestation qui en viennent à la critiquer sans détour.

La propagande des décideurs de l’État et de l’industrie présente comme seule perspective de salut la poursuite du développement économique, corrigé par les mesures qu’impose la défense de la survie : gestion régulée des « ressources », investissements pour économiser la nature, la transformer intégralement en matière à gestion économique, depuis l’eau du sous-sol jusqu’à l’ozone de l’atmosphère.

La domination ne cesse évidemment pas de perfectionner à toutes fins utiles ses moyens répressifs : à « Cigaville », décor urbain construit en Dordogne après 1968 pour l’entraînement des gendarmes mobiles, on simule désormais sur les routes avoisinantes « de fausses attaques de commandos antinucléaires » ; à la centrale nucléaire de Belleville, c’est la simulation d’un accident grave qui doit former les responsables aux techniques de manipulation de l’information. Mais le personnel affecté au contrôle social s’emploie surtout à prévenir tout développement de la critique des nuisances en une critique de l’économie qui les engendre. On prêche la discipline aux armées de la consommation, comme si c’était nos fastueuses extravagances qui avaient rompu l’équilibre écologique, et non l’absurdité de la production marchande imposée, on prône un nouveau civisme, selon lequel chacun serait responsable de la gestion des nuisances, dans une parfaite égalité démocratique : du pollueur de base, qui libère des CFC chaque matin en se rasant, à l’industriel de la chimie… Et l’idéologie survivaliste (« Tous unis pour sauver la Terre, ou la Loire, ou les bébés phoques ») sert à inculquer le genre de « réalisme » et de « sens des responsabilités » qui amène à prendre en charge les effets de l’inconscience des experts, et ainsi à relayer la domination en lui fournissant sur le terrain oppositions dites constructives et aménagements de détail.

La censure de la critique sociale latente dans la lutte contre les nuisances a pour principal agent l’écologisme : l’illusion selon laquelle on pourrait efficacement réfuter les résultats du travail aliéné sans s’en prendre au travail lui-même et à toute la société fondée sur l’exploitation du travail. Quand tous les hommes d’État deviennent écologistes, les écologistes se déclarent sans hésitation étatistes. Ils n’ont pas vraiment changé, depuis leurs velléités « alternatives » des années soixante-dix. Mais maintenant on leur offre partout des postes, des fonctions, des crédits, et ils ne voient aucune raison de les refuser, tant il est vrai qu’ils n’ont jamais réellement rompu avec la déraison dominante.

Les écologistes sont sur le terrain de la lutte contre les nuisances ce qu’étaient, sur celui des luttes ouvrières, les syndicalistes : des intermédiaires intéressés à conserver les contradictions dont ils assurent la régulation, des négociateurs voués au marchandage (la révision des normes et des taux de nocivité remplaçant les pourcentages des hausses de salaire), des défenseurs du quantitatif au moment où le calcul économique s’étend à de nouveaux domaines (l’air, l’eau, les embryons humains ou la sociabilité de synthèse) ; bref, les nouveaux courtiers d’un assujettissement à l’économie dont le prix doit maintenant intégrer le coût d’un « environnement de qualité ». On voit déjà se mettre en place, cogérée par les experts « verts », une redistribution du territoire entre zones sacrifiées et zones protégées, une division spatiale qui réglera l’accès hiérarchisé à la marchandise-nature. Quant à la radioactivité, il y en aura pour tout le monde.

Dire de la pratique des écologistes qu’elle est réformiste serait encore lui faire trop d’honneur, car elle s’inscrit directement et délibérément dans la logique de la domination capitaliste, qui étend sans cesse, par ses destructions mêmes, le terrain de son exercice. Dans cette production cyclique des maux et de leurs remèdes aggravants, l’écologisme n’aura été que l’armée de réserve d’une époque de bureaucratisation, où la « rationalité » est toujours définie loin des individus concernés et de toute connaissance réaliste, avec les catastrophes renouvelées que cela implique.

Les exemples récents ne manquent pas qui montrent à quelle vitesse s’installe cette gestion des nuisances intégrant l’écologisme. Sans même parler des multinationales de la « protection de la nature » comme le World Wildlife Fund et Greenpeace, des « Amis de la Terre » largement financés par le secrétariat d’État à l’Environnement, ou des Verts à la Waechter acoquinés avec la Lyonnaise des eaux pour l’exploitation du marché de l’assainissement, on voit toutes sortes de demi-opposants aux nuisances, qui s’en étaient tenus à une critique technique et refoulaient la critique sociale, cooptés par les instances étatiques de contrôle et de régulation, quand ce n’est pas par l’industrie de la dépollution. Ainsi un « laboratoire indépendant » comme la Crii-Rad, fondé après Tchernobyl – indépendant de l’État mais pas des institutions locales et régionales –, s’était donné pour seul but de « défendre les consommateurs » en comptabilisant leurs becquerels. Une telle « défense » néo-syndicale du métier de consommateur – le dernier des métiers – revient à ne pas attaquer la dépossession qui, privant les individus de tout pouvoir de décision sur la production de leurs conditions d’existence, garantit qu’ils devront continuer à supporter ce qui a été choisi par d’autres, et à dépendre de spécialistes incontrôlables pour en connaître, ou non, la nocivité. C’est donc sans surprise que l’on apprend maintenant la nomination de la présidente de la Crii-Rad, Michèle Rivasi, à l’Agence nationale pour la qualité de l’air, ou son indépendance pourra s’accomplir au service de celle de l’État. On a aussi vu les experts timidement antinucléaires du GSIEN, à force de croire scientifique de ne pas se prononcer radicalement contre le délire nucléariste, cautionner le redémarrage de la centrale de Fessenheim avant qu’un nouveau rejet « accidentel » de radioactivité ne vienne, peu après, apporter la contre-expertise de leur réalisme ; ou encore les boy-scouts de « Robin des bois », bien décidés à grimper dans le « partenariat », s’associer à un industriel pour la production de « déchets propres », et défendre le projet « Geofix » de poubelle chimique dans les Alpes de Haute-Provence.

Le résultat de cette intense activité de toilettage est entièrement prévisible : une « dépollution » sur le modèle de ce que fut « l’extinction du paupérisme » par l’abondance marchande (camouflage de la misère visible, appauvrissement réel de la vie) ; les coûteux donc profitables palliatifs successivement appliqués à des dégâts antérieurs panachant les destructions – qui bien sûr continuent et continueront – de reconstructions fragmentaires et d’assainissements partiels. Certaines nuisances homologuées comme telles par les experts seront effectivement prises en charge, dans la mesure exacte où leur traitement constituera une activité économique rentable. D’autres, en général les plus graves, continueront leur existence clandestine, hors norme, comme les faibles doses de radiations ou ces manipulations génétiques dont on sait qu’elles nous préparent les sidas de demain. Enfin et surtout, le développement prolifique d’une nouvelle bureaucratie chargée du contrôle écologique ne fera, sous couvert de rationalisation, qu’approfondir cette irrationalité qui explique toutes les autres, de la corruption ordinaire aux catastrophes extraordinaires : la division de la société en dirigeants spécialistes de la survie et en « consommateurs » ignorants et impuissants de cette survie, dernier visage de la société de classes. Malheureux ceux qui ont besoin d’honnêtes spécialistes et de dirigeants éclairés !

Ce n’est donc pas une espèce de purisme extrémiste, et moins encore de « politique du pire », qui invite à se démarquer violemment de tous les aménageurs écologistes de l’économie : c’est simplement le réalisme sur le devenir nécessaire de tout cela. Le développement conséquent de la lutte contre les nuisances exige de clarifier, par autant de dénonciations exemplaires qu’il faudra, l’opposition entre les écolocrates – ceux qui tirent du pouvoir de la crise écologique – et ceux qui n’ont pas d’intérêts distincts de l’ensemble des individus dépossédés, ni du mouvement qui peut les mettre en mesure de supprimer les nuisances par le « démantèlement raisonné de toute production marchande ». Si ceux qui veulent supprimer les nuisances sont forcément sur le même terrain que ceux qui veulent les gérer, ils doivent y être présents en ennemis, sous peine d’en être réduits à faire de la figuration sous les projecteurs des metteurs en scène de l’aménagement du territoire. Ils ne peuvent réellement occuper ce terrain, c’est-à-dire trouver les moyens de le transformer, qu’en affirmant sans concession la critique sociale des nuisances et de leurs gestionnaires, installés ou postulants.

Le chemin qui mène de la mise en cause des hiérarchies irresponsables à l’instauration d’un contrôle social maîtrisant en pleine conscience les moyens matériels et techniques, ce chemin passe par une critique unitaire des nuisances, et donc par la redécouverte de tous les anciens points d’application de la révolte : le travail salarié, dont les produits socialement nocifs ont pour pendant l’effet destructeur sur les salariés eux-mêmes, tel qu’il ne peut être supporté qu’à grand renfort de tranquillisants et de drogues en tout genre ; la colonisation de toute la communication par le spectacle, puisqu’à la falsification des réalités doit correspondre celle de leur expression sociale ; le développement technologique, qui développe exclusivement, aux dépens de toute autonomie individuelle ou collective, l’assujettissement à un pouvoir toujours plus concentré ; la production marchande comme production de nuisances, et enfin « l’État comme nuisance absolue, contrôlant cette production et en aménageant la perception, en programmant les seuils de tolérance ».

Le destin de l’écologisme devrait l’avoir démontré aux plus naïfs : l’on ne peut mener une lutte réelle contre quoi que ce soit en acceptant les séparations de la société dominante. L’aggravation de la crise de la survie et les mouvements de refus qu’elle suscite pousse une fraction du personnel technico-scientifique à cesser de s’identifier à la fuite en avant insensée du renouvellement technologique. Parmi ceux qui vont ainsi se rapprocher d’un point de vue critique, beaucoup sans doute, suivant leur pente socioprofessionnelle, chercheront à recycler dans une contestation « raisonnable » leur statut d’experts, et donc à faire prévaloir une dénonciation parcellaire de la déraison au pouvoir, s’attachant à ses aspects purement techniques, c’est-à-dire qui peuvent paraître tels. Contre une critique encore séparée et spécialisée des nuisances, défendre les simples exigences unitaires de la critique sociale n’est pas seulement réaffirmer, comme but total, qu’il ne s’agit pas de changer les experts au pouvoir mais d’abolir les conditions qui rendent nécessaires les experts et la spécialisation du pouvoir ; c’est également un impératif tactique, pour une lutte qui ne peut parler le langage des spécialistes si elle veut trouver ses alliés en s’adressant à tous ceux qui n’ont aucun pouvoir en tant que spécialiste de quoi que ce soit.

De même qu’on opposait et qu’on oppose toujours aux revendications des salariés un intérêt général de l’économie, de même les planificateurs de l’ordure et autres docteurs ès poubelles ne manquent pas de dénoncer l’égoïsme borné et irresponsable de ceux qui s’élèvent contre une nuisance locale (déchets, autoroute, TGV, etc.) sans vouloir considérer qu’il faut bien la mettre quelque part. La seule réponse digne d’un tel chantage à l’intérêt général consiste évidemment à affirmer que quand on ne veut de nuisances nulle part il faut bien commencer à les refuser exemplairement là où on est. Et en conséquence à préparer l’unification des luttes contre les nuisances en sachant exprimer les raisons universelles de toute protestation particulière. Que des individus n’invoquant aucune qualification ni spécialité, ne représentant qu’eux-mêmes, prennent la liberté de s’associer pour proclamer et mettre en pratique leur jugement du monde, voilà qui paraîtra peu réaliste à une époque paralysée par l’isolement et le sentiment de fatalité qu’il suscite. Pourtant, à côté de tant de pseudo-événements fabriqués à la chaîne, il est un fait qui s’entête à ridiculiser les calculs d’en haut comme le cynisme d’en bas : toutes les aspirations à une vie libre et tous les besoins humains, à commencer par les plus élémentaires, convergent vers l’urgence historique de mettre un terme aux ravages de la démence économique. Dans cette immense réserve de révolte, seul peut puiser un total irrespect pour les risibles ou ignobles nécessités que se reconnaît la société présente.

Ceux qui, dans un conflit particulier, n’entendent de toute façon pas s’arrêter aux résultats partiels de leur protestation, doivent la considérer comme un moment de l’auto-organisation des individus dépossédés pour un mouvement anti-étatique et anti-économique général : c’est cette ambition qui leur servira de critère et d’axe de référence pour juger et condamner, adopter ou rejeter tel ou tel moyen de lutte contre les nuisances. Doit être soutenu tout ce qui favorise l’appropriation directe, par les individus associés, de leur activité, à commencer par leur activité critique contre tel ou tel aspect de la production de nuisances ; doit être combattu tout ce qui contribue à les déposséder des premiers moments de leur lutte, et donc à les renforcer dans la passivité et l’isolement. Comment ce qui perpétue le vieux mensonge de la représentation séparée, des représentants incontrôlés ou des porte-parole abusifs, pourrait-il servir la lutte des individus pour mettre sous leur contrôle leurs conditions d’existence, en un mot pour réaliser la démocratie ? La dépossession est reconduite et entérinée, non seulement bien sûr par l’électoralisme, mais aussi par l’illusoire recherche de « l’efficacité médiatique », qui, transformant les individus en spectateurs d’une cause dont ils ne contrôlent plus ni la formulation ni l’extension, en fait la masse de manœuvre de divers lobbies, plus ou moins concurrents pour manipuler l’image de la protestation.

Il faut donc traiter en récupérateurs tous ceux dont le prétendu réalisme sert à faire avorter, par l’organisation du vacarme médiatique, les tentatives d’exprimer directement, sans intermédiaires ni caution de spécialistes, le dégoût et la colère que suscitent les calamités d’un mode de production (voir comment Vergès s’emploie, par sa seule présence d’avocat de toutes les causes douteuses, à discréditer la protestation des habitantes de Montchanin ; ou encore, à une tout autre échelle, comment l’ignominie du moderne « racket de l’émotion » s’empare des « enfants de Tchernobyl » pour en faire matière à Téléthon). De même, alors que l’État ouvre aux contestations locales, pour qu’elles s’y perdent, le terrain des procédures juridiques et des mesures administratives, il faut dénoncer l’illusion d’une victoire assurée par les avocats et les experts : à cette fin il suffit de rappeler qu’un conflit de ce genre n’est pas tranché en fonction du droit mais d’un rapport de forces extra-juridique, comme le montrent à la fois la construction du pont de l’île de Ré, malgré plusieurs jugements contraires, et l’abandon de la centrale nucléaire de Plogoff, qui n’a été le résultat d’aucune procédure légale.

Les moyens doivent varier avec les occasions, étant entendu que tous les moyens sont bons qui combattent l’apathie devant la fatalité économique et répandent le goût d’intervenir sur le sort qui nous est fait. Si les mouvements contre les nuisances sont en France encore très faibles, ils n’en sont pas moins le seul terrain pratique où l’existence sociale revient en discussion. Les décideurs de l’État sont quant à eux bien conscients du danger que cela représente, pour une société dont les raisons officielles ne souffrent d’être examinées. Parallèlement à la neutralisation par la confusion médiatique et à l’intégration des leaders écologistes, ils se préoccupent de ne pas laisser un conflit particulier se transformer en abcès de fixation, qui fournirait à la contestation un pôle d’unification en même temps qu’un lieu matériel de rassemblement et de communication critique. Ainsi le « gel » de toute décision concernant les sites de dépôt de déchets radioactifs comme l’aménagement du bassin de la Loire a évidemment été décidé afin de fatiguer la base des oppositions et permettre la mise en place d’un réseau de représentants responsables disposés à servir d’« indicateurs locaux » (à donner la température locale), à mettre en scène la « concertation » et à faire passer les victoires truquées.

On nous dira – on nous dit déjà – qu’il est de toute façon impossible de supprimer complètement les nuisances, et que par exemple les déchets nucléaires sont là pour une espèce d’éternité. Cet argument évoque à peu près celui d’un tortionnaire qui, après avoir coupé une main à sa victime, lui annoncerait qu’au point où elle en est, elle peut bien se laisser couper l’autre, et d’autant plus volontiers qu’elle n’avait besoin de ses mains que pour applaudir, et qu’il existe maintenant des machines pour ça. Que penserait-on de celui qui accepterait de discuter la chose « scientifiquement » ?

Il n’est que trop vrai que les illusions du progrès économique ont durablement fourvoyé l’histoire humaine, et que les conséquences de ce fourvoiement, même s’il y était mis fin demain, seraient léguées comme un héritage empoisonné à la société libérée ; non seulement sous forme de déchets, mais aussi et surtout d’une organisation matérielle de la production à transformer de fond en comble pour la mettre au service d’une activité libre. Nous nous serions bien passé de tels problèmes, mais puisqu’ils sont là, nous considérons que la prise en charge collective de leur dépérissement est la seule perspective de renouer avec la véritable aventure humaine, avec l’histoire comme émancipation.

Cette aventure recommence dès que des individus trouvent dans la lutte les formes d’une communauté pratique pour mener plus loin les conséquences de leur refus initial et développer la critique des conditions imposées. La vérité d’une telle communauté, c’est qu’elle constitue une unité « plus intelligente que tous ses membres ». Le signe de son échec, c’est sa régression vers une espèce de néo-famille, c’est-à-dire une unité moins intelligente que chacun de ses membres. Une longue période de réaction sociale a pour conséquence, avec l’isolement et le désarroi, d’amener les individus, quand ils tentent de reconstruire un terrain pratique commun, à craindre par-dessus tout les divisions et les conflits. Pourtant c’est justement quand on est très minoritaire et qu’on a besoin d’alliés qu’il convient de formuler une base d’accord d’autant plus précise, à partir de laquelle contracter des alliances et boycotter tout ce qui doit l’être.

Avant tout, pour délimiter positivement le terrain des collaborations et des alliances, il faut disposer de critères qui ne soient pas moraux (sur les intentions affichées, la bonne volonté supposée, etc.) mais précisément pratiques et historiques. (Une règle d’or : ne pas juger les hommes sur leurs opinions, mais sur ce que leurs opinions font d’eux.) Nous pensons avoir fourni ici quelques éléments utiles à la définition de tels critères. Pour les préciser mieux, et tracer une ligne de démarcation en deçà de laquelle organiser efficacement la solidarité, il faudra des discussions fondées sur l’analyse des conditions concrètes dans lesquelles chacun se trouve place, et sur la critique des tentatives d’intervention, à commencer par celle que constitue la présente contribution.

La critique sociale, l’activité qui la développe et la communique, n’a jamais été le lieu de la tranquillité. Mais comme aujourd’hui ce lieu de la tranquillité n’existe plus nulle part (l’universelle déchetterie a atteint les sommets de l’Himalaya), les individus dépossédés n’ont pas à choisir entre la tranquillité et les troubles d’un âpre combat, mais entre des troubles et des combats d’autant plus effrayants qu’ils sont menés par d’autres à leur seul profit, et ceux qu’ils peuvent répandre et mener eux-mêmes pour leur propre compte. Le mouvement contre les nuisances triomphera comme mouvement d’émancipation anti-économique et anti-étatique, ou ne triomphera pas.

Encyclopédie des nuisances, juin 1990

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