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Jacques Rancière : « L’élection, ce n’est pas la démocratie »

« L’acte politique s’accompagne toujours de l’occupation d’un espace que l’on détourne de sa fonction sociale pour en faire un lieu politique : hier l’université ou l’usine, aujourd’hui la rue, la place ou le parvis ».

Entretien publié le 28 mai 2012

Le Nouvel Observateur. L’élection présidentielle est généralement présentée comme le point culminant de la vie démocratique française. Ce n’est pas votre avis. Pourquoi? 

Jacques Rancière. Dans son principe, comme dans son origine historique, la représentation est le contraire de la démocratie. La démocratie est fondée sur l’idée d’une compétence égale de tous. Et son mode normal de désignation est le tirage au sort, tel qu’il se pratiquait à Athènes, afin d’empêcher l’accaparement du pouvoir par ceux qui le désirent.

La représentation, elle, est un principe oligarchique: ceux qui sont ainsi associés au pouvoir représentent non pas une population mais le statut ou la compétence qui fondent leur autorité sur cette population: la naissance, la richesse, le savoir ou autres.

Notre système électoral est un compromis historique entre pouvoir oligarchique et pouvoir de tous: les représentants des puissances établies sont devenus les représentants du peuple, mais, inversement, le peuple démocratique délègue son pouvoir à une classe politique créditée d’une connaissance particulière des affaires communes et de l’exercice du pouvoir. Les types d’élection et les circonstances font pencher plus ou moins la balance entre les deux.

L’élection d’un président comme incarnation directe du peuple a été inventée en 1848 contre le peuple des barricades et des clubs populaires et réinventée par de Gaulle pour donner un «guide» à un peuple trop turbulent. Loin d’être le couronnement de la vie démocratique, elle est le point extrême de la dépossession électorale du pouvoir populaire au profit des représentants d’une classe de politiciens dont les fractions opposées partagent tour à tour le pouvoir des «compétents».

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« Les idiots utiles du Front National »

Jacques Rancière : « Les idéaux républicains sont devenus des armes de discrimination et de mépris »

Article paru dans « l’Obs » du 2 avril 2015.

L’OBS: Il y a trois mois, la France défilait au nom de la liberté d’expression et du vivre-ensemble. Les dernières élections départementales ont été marquées par une nouvelle poussée du Front national. Comment analysez-vous la succession rapide de ces deux événements, qui paraissent contradictoires?

Jacques Rancière : Il n’est pas sûr qu’il y ait contradiction. Tout le monde, bien sûr, est d’accord pour condamner les attentats de janvier et se féliciter de la réaction populaire qui a suivi. Mais l’unanimité demandée autour de la «liberté d’expression» a entretenu une confusion. En effet, la liberté d’expression est un principe qui régit les rapports entre les individus et l’Etat en interdisant à ce dernier d’empêcher l’expression des opinions qui lui sont contraires.

Or, ce qui a été bafoué le 7 janvier à «Charlie», c’est un tout autre principe: le principe qu’on ne tire pas sur quelqu’un parce qu’on n’aime pas ce qu’il dit, le principe qui règle la manière dont individus et groupes vivent ensemble et apprennent à se respecter mutuellement.

Mais on ne s’est pas intéressé à cette dimension et on a choisi de se polariser sur le principe de la liberté d’expression. Ce faisant, on a ajouté un nouveau chapitre à la campagne qui, depuis des années, utilise les grandes valeurs universelles pour mieux disqualifier une partie de la population, en opposant les «bons Français», partisans de la République, de la laïcité ou de la liberté d’expression, aux immigrés, forcément communautaristes, islamistes, intolérants, sexistes et arriérés.

On invoque souvent l’universalisme comme principe de vie en commun. Mais justement l’universalisme a été confisqué et manipulé. Transformé en signe distinctif d’un groupe, il sert à mettre en accusation une communauté précise, notamment à travers les campagnes frénétiques contre le voile. C’est ce dévoiement que le 11 janvier n’a pas pu mettre à distance. Les défilés ont réuni sans distinction ceux qui défendaient les principes d’une vie en commun et ceux qui exprimaient leurs sentiments xénophobes.

Qui sont les "idiots utiles" du FN ? (Emmanuel Polanco/Colagene)
Qui sont les « idiots utiles » du FN ? (Emmanuel Polanco/Colagene)

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